« Partout où je suis allé, un poète était allé avant moi »

Sigmund Freud

J’ai mis en place le dispositif des cercles de lecture dès 1989, je l’applique encore aujourd’hui. Je continue à découvrir les effets de ces lectures sur le groupe et sur moi même.

Forte de cette expérience, je me rassure, je dois apprécier l’œuvre et l’auteur que je présente au groupe.  Ce jour là j’avais choisi de lire avec le groupe du bâtiment D1 , « Les récits de la Kolyma » de Varlam Chalamov édité chez Verdier, traduit du russe par Luba Jurgenson. Succès éditorial, je me précipite pour le lire, je suis bouleversée, ces récits feront partie de mon prochain cercle…

Les Récits de Varlam Chalamov retracent son expérience dans les camps du Goulag pendant 17 ans. Des fragments qui doivent se lire comme des chapitres d’une œuvre unique. En 6 recueils, chaque texte s’ouvre sur une scène du camp : Sur la neige, un sentier à tracer seul par un froid glacial, puis Sur parole, partie de cartes tragique, Le Pain,vital  pour tous, notamment à la Kolyma,  Le Gant, fait de sa peau, main gelée conservée, mais aussi Marcel Proust, l’histoire de sa lecture de ce livre, chacune de ces nouvelles fera l’objet de 2 ou 3 séances voir plus.

Je vais essayer de rendre compte d’une première séance complète , il faut se référer au livre, les Récits de la Kolyma, pour la nouvelle « Sur parole », p.24

Lors de cette première séance, je me trouve dans la bibliothèque Toni Morrison, avec un groupe. Après une demi heure , enfin le groupe est  au complet, je commence la partie accueil : bavardages, feuille de présence à signer, sans numéro d’écrou, tour de table , le surveillant nous enferme, il reviendra ou pas ?, pour nous délivrer !

Nous passons à la seconde séquence, la plus importante, le début du cercle, la lecture.

Quelques mots rapides sur l’auteur, le contexte historique, Staline, le Goulag, et pourquoi une écriture aussi tardive, pourquoi cette forme de récits, les participants posent quelques questions sur le régime de l’URSS, auxquelles je réponds, j’explique que le texte se suffit à lui-même, ils vont le découvrir. Je commence la lecture moi- même afin de capter leur attention.

A ce moment là, Paulo pose une question : « Pourquoi avez-vous choisi de nous apporter ce livre à nous détenus, on connaît trop ces problèmes ? J’esquive la réponse en citant Chalamov : « Les livres, c’est un monde qui ne nous trahit jamais », et je commence la lecture de Sur parole.

Ce qui me frappe, c’est ce qui se joue : le passage  de la partie de cartes par exemple dans la nouvelle « Sur parole ». Cette scène sera le plan d’ouverture du cercle. Dès que je commence à lire s’installe un grand silence, ils ont l’habitude d’écouter pourtant.

Je lis « On jouait aux cartes chez le palefrenier Naoumov (…), les surveillants n’y mettaient jamais les pieds… ». Trois pages de lecture d’affilée dans lesquelles, l’auteur raconte comment les « truands » se retrouvaient toutes les nuits pour leur duels aux cartes, la fabrication de celles-ci ( avec les pages d’un Victor Hugo) , les enjeux morbides, les violences silencieuses. Je m’arrête, un silence suivi de petits bruits, de chuchotements.

Paulo, le viticulteur corse, qui ne lit pas mais écoute avidement, intervient le premier : « Je n’aime pas cette différence entre les droits communs et les politiques »

Bernard, l’auxiliaire-bibliothèque, se dit dans les affaires, bon lecteur, « Moi je ne fabrique pas de cartes, mais des grilles de mots croisés, que je troque dans la cour de promenade.

Jean Marie, le camerounais, amoureux de  Madame Bovary , :« Je suis joueur professionnel de poker et oui je triche aux cartes, jouer c’est truander, Chalamov a raison ».

Ils sont tous excités, le texte de l’auteur les met au jeu et au je, certains vérifient dans le livre s’ils ont bien entendu. Ils veulent tous parler.

Jean -Paul, le poète du groupe, lecteur fantaisiste : « Quel écrivain ce Chalamov, j’ai l’impression de voir réellement les joueurs, leurs ongles, leurs dents, toutes leurs mimiques, leurs superstitions ».Miloud, 20 ans de carrière « au château », sait à peine lire, :

« Continuez, madame, continuez, je trouve que ce Chalamov est méprisant pour les droits communs, je me sens touché ».

Laurent, le second auxiliaire de bibliothèque, le scientifique diplômé, : « Oui mais c’est vrai dans la cour, on ne se mélange pas ».

Je reprends la lecture , et je laisse lire  les participants qui le souhaitent . Je termine ce récit qui raconte la fin tragique de la partie de cartes, parce que le prix à payer à la Kolyma par moins 30° est le vêtement chaud, pull ou veste, le bien le plus précieux.  Nouveau silence que je sens plus lourd, plus pesant, et à ce moment-là et en se tournant vers moi :

Momo, le « braqueur », ne lit pas mais écoute : « Vous savez moi, madame, j’ai joué ma femme sur un brelan d’as ».

Rires étouffés de certains, mines défaites, Momo reprend « Même si Chalamov n’est que le témoin du jeu, il a su en nous décrivant la scène ce qui se joue quand on dit « Parole », je vous en prie madame, relisez le passage vous savez quand le joueur enlève son chandail ».

Je relis : « Un tatouage, citation d’Essenine :  «  Si peu de chemins parcourus et tant d’erreurs commises ».

Momo reprend « Ah, la langue des tatouages, on pourrait en dire beaucoup, il est trop ce livre, il est trop, il réveille trop de souvenirs. »

David, « l’antiquaire », spécialiste du cristal, n’aime pas lire : « Cette adrénaline du jeu, c’est la même que sur un coup, tous les sens sont en éveil, pas de sentiments, je suis fort, je suis puissant… »

Prendre la parole, dire parole, la parole d’honneur, avoir la parole, sans parole. Ils voudraient tous poursuivre, ajouter, témoigner, je dois clôturer la séance.

Je termine la séance avec la lecture d’un poème, pour apaiser le groupe qui en a bien besoin.

A propos de souvenirs, je vais lire le poème de Chalamov : Ma mère était sauvage, rêveuse et cuisinière…Extrait de « Cahiers de la Kolyma »

Barik, l’éthiopien, lecteur de poésie arabe dans le texte, essuie une larme et répète : Ma mère était sauvage, Fahim, l’amateur de littérature russe poursuit : Rêveuse et cuisinière. Je relis le poème intégralement, les participants le relisent, chacun une strophe.

Une poignée de mains à chacun termine la séance, tous ensemble me disent « A la semaine prochaine pour l’épisode suivant ». Je dois sortir seule, le groupe reste encore une demi-heure, pour décompresser, certains choisissent des livres à emprunter, aucun n’emporte Les Récits de la Kolyma, ils préfèrent découvrir la suite ensemble.

Le surveillant m’ouvre la porte, je sors seule, il referme la porte, je retraverse les grilles, couloirs, portes en attendant chaque fois le bon vouloir des surveillants pour leur ouverture, dix minutes au moins sont nécessaires pour sortir de la prison.

Je suis sonnée, vide et à la fois satisfaite, un long trajet en transports en commun m’attend, près de 2h, je suis encore avec eux, et je pense à Chalamov, qui, dans une nouvelle intitulée, Marcel Proust dira : « Moi un homme de la Kolyma, j’avais été terrassé par Guermantes.»

Je ne nierai pas les effets « thérapeutiques » de la lecture sur le groupe, entre les membres du groupe et l’animateur, cependant, force est de constater que les participants et l’animateur vivent ensemble une expérience de lecture originale et intense .

Nelly Tieb,

animatrice de cercle de lecture